Dehors, le froid s'est installé. Theodore le sent même depuis son lit, sur lequel il est allongé. Il n'a même pas pris la peine de défaire les draps. Il l'a senti dès l'instant où il est allé se coucher : il verrait les heures passer sans même pouvoir fermer les yeux. Ce n'est pas plus mal, ceci dit. Les cauchemars le hantent chaque fois qu'il ferme les yeux. Parfois, ils sont là même quand il est éveillé. La fatigue le rend plus faible, ses souvenirs se mêlent, et il voit Jules encore debout, à la bataille de Manhattan où s'entrechoquent les armes écarlates. Ses souvenirs se mêlent, les images plus atroces qu'elles ne devraient l'être. Etre incapable de dormir lui évite au moins les cauchemars plus vrais que nature, qui le laissent essoufflé et le coeur affolé. La douleur s'était calmée, dans sa poitrine et dans le creux de son estomac. Au fil des mois, il allait mieux - grâce au troisième camp, grâce à Declan et leur petit groupe de bras cassés. Quand ils se sont installés près de Sanford, les souvenirs comme les cauchemars sont revenus avec force. Ils se sont installés dans les bois, le même décor où Theodore a perdu Jules. Quand il s'éveillait de ses cauchemars, ce n'était que pour voir les arbres et leurs feuilles mortes, les même couleurs et les mêmes formes que ses cauchemars. Il n'avait pas remis les pieds dans une forêt depuis Jules. Y vivre à nouveau avait été comme se plonger dans ce souvenir, encore et encore. Et tous ses progrès avaient été réduits à néant.
Avec le temps, ça s'était amélioré. Theodore a bien compris, le temps, il n'y a que ça pour guérir. Même s'il n'a jamais vraiment guéri. Les choses se sont améliorées, et la panique s'était atténuée à chaque réveil. Au fil du temps, la forêt qui les entoure encore aujourd'hui est devenue plus accueillante. Différente de celle de ses souvenirs. Il y a encore des jours plus difficiles, comme aujourd'hui. Ces jours où il s'échappe comme il le peut, va parcourir les rues de Sanford ou rejoint les missions de ravitaillement pour échapper quelques temps à l'ombre des arbres et au fantôme de Jules. C'est ce qu'il sait faire de mieux, fuir. Surtout depuis Jules, surtout depuis Manhattan. La vue des armes, des demi-dieux couverts de cicatrices lui est parfois trop difficile à supporter. Sanford le rassure, lui rappelle les nombreuses villes visitées avec Jules, lui rappelle un peu Lewisburg et Livia. Ca fait un peu mal, mais c'est une douleur différente de celle qu'il éprouve quand il pense à ce qu'il a perdu.
Aujourd'hui est un de ces jours où Theodore a besoin de s'échapper. Le gel s'est déposé sur les feuilles des arbres, sur les fenêtres et la rambarde devant la maison deux. Theodore n'a même pas besoin de mettre les pieds dehors pour savoir qu'il règne un froid glaçant, celui qui s'insinue dans les os et donne l'impression qu'il ne partira jamais. Il n'a pas besoin de vérifier la température pour savoir que le sweatshirt à capuche écarlate qu'il a enfilé ne suffira pas à le réchauffer. La veste qu'il enfile par-dessus ne sera pas d'une grande utilité non plus, mais l'hiver s'est installé sournoisement, sans prévenir, et il n'a pas de vêtements chauds - il était trop habitué à voyager léger, et emmener un gros manteau était compliqué lorsque le besoin de fuir les monstres se faisait. Peut-être que s'il y pense, il passera en acheter, aujourd'hui. Parce qu'il quitte le camp pour la journée, c'est sûr. Rester là et tourner en rond ne suffira pas à calmer son coeur qui rate des battements, à apaiser la boule qui repose dans son estomac et à défaire le noeud qui lui serre la gorge. Il n'est même pas sûr de pouvoir parler. Poursuivre la construction des maisons du camp ne sera pas suffisant non plus, son esprit marche à cent à l'heure. Sanford reste la meilleure solution.
Quand il rejoint la maison principale, il est déjà dix heures, mais la luminosité laisse penser qu'il est déjà dix-sept heures. Il fait sombre, comme si quelqu'un avait jeté un drap gris sur le camp tout entier. Dans la pièce principale, il croise quelques demi-dieux à qui il adresse un bref signe de tête, incapable de se pousser à aller faire la conversation. Aujourd'hui n'est pas un de ces jours. Theodore s'approche du petit panneau qui indique les listes de ce dont le camp a besoin. Remplies au fur et à mesure, quand ils viennent à manquer de quelque chose. Comme ça, ceux qui partent du camp pour des raisons diverses peuvent vérifier et récupérer ce qui manque s'ils en ont l'occasion. Au moins, Theodore peut se sentir utile même quand il échappe à ses responsabilités. Il note mentalement quelques listes - le matériel pour la construction, mais aussi la nourriture et les vêtements - et quitte la maison rapidement. A cette heure-ci, la pièce principale est bien remplie, par ceux qui veulent s'entretenir avec les responsables de maison, Declan ou juste vérifier les listes. Ca le rend anxieux, quand il est dans cet état.
A peine a-t-il mis un pied dehors qu'il se trouve face à Teagan, immanquable. Elle dégage quelque chose, ça fait Theodore se sentir minuscule, à côté d'elle. C'est peut-être son parent divin, ou juste elle. Il lui adresse un sourire minuscule, son sourire un peu tordu qui est tout ce qu'il peut lui offrir à ce moment précis. Et, sans réfléchir : "
Je vais à Sanford pour le ravitaillement." Il n'ajoute rien, même si la suite de sa phrase est en suspend, comme une proposition ou une suggestion. La vérité, c'est qu'il n'a pas envie d'être seul, mais qu'il n'a pas envie de parler non plus. Teagan comprend ça, des fois. Ou alors elle le secoue. Dans les deux cas, elle l'aide. Theodore resserre les pans de sa veste contre lui, se balance lentement d'un pied sur l'autre. "
Y'a besoin de pas mal de trucs, j'aurais besoin de quelqu'un de fort et musclé pour tout porter." Il parvient même à insérer une note d'humour dans la fin de sa phrase. Miracle.